La cacherouth

Un dossier préparé par K. Acher
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Mise à jour le


Manger cachère... au Kremlin!


C'était le dernier jour de Pessa'h, il y a 51 ans que le K.G.B. arrêta le grand-père de Its'hak Kogan accusé d'un crime très grave: il avait osé cuire des Matsot!
"A l'époque, il était interdit de cuire de Matsot à Leningrad, dit le petit-fils. C'était la loi. Et cependant mon grand-père en avait fait pour toute la communauté! On l'arrêta, lui et ma mère. Mais ma mère avait des enfants en bon âge: moi et mon frère. On la relâcha mais lui, on le garda. Jour après jour, il eut à subir des interrogatoires puis on le laissa rentrer chez lui. Trois semaines après, il perdit connaissance en pleine rue, s'évanouit et mourut.
"Mon grand-père a été assassiné pour avoir cuit des Matsot!" dit Rav Kogan.
Et cependant... Rav Its'hak Kogan a passé toute une journée un dimanche de janvier 2001 dans un abattoir, couteau à la main, pour s'assurer que la viande et les poulets servis le soir même au Président de la Russie, lui-même un ancien fonctionnaire du K.G.B., étaient bien abattus conformément aux lois diététiques juives.
Le Président Vladimir V. Poutine dînait ce soir-là avec le Président de l'Etat d'Israël, Moché Katsav, et le repas était cachère, ce qui était sans doute une première pour un président russe depuis mille ans. Le veau farci aux légumes était cachère. La dinde rôtie aux fruits était cachère. La soupe de champignons était cachère. Le caviar était cachère - le caviar rouge, bien sûr, car le caviar noir provient de l'esturgeon, qui n'a pas d'écailles et qui n'est pas cachère.
Mais voici le plus étonnant. Le Kremlin a créé toute une cuisine cachère pour l'occasion, une initiative qui exige, entre autres, une armée de rabbins, toute une batterie de cuisine neuve et un chalumeau.
Pour un endroit où l'état d'Israël était considéré comme un paria il y à peine vingt ans encore, ce n'est pas une mince affaire. Même à la Maison Blanche, où l'on reçoit régulièrement des officiels israéliens depuis un demi-siècle, on doit encore commander des plats chez un traiteur cachère quand un officiel israélien est invité.
"A l'évidence, cela démontre le grand respect que nous avons pour la culture juive et le judaïsme" affirme Anton A. Ignatenko, responsable au Kremlin pour les relations avec les organisations religieuses. "Le judaïsme et la culture juive sont une part inséparable de l'héritage commun du peuple de la Fédération de Russie".
Ils représentent apparemment un sujet d'intérêt pour M. Poutine qui n'a épargné aucun effort depuis qu'il est devenu Président pour revendiquer la part juive de l'héritage de la Russie et pour encourager l'acceptation du judaïsme et des autres religions qui avaient été persécutées par le pouvoir soviétique.
En septembre, M. Poutine avait assisté en personne à l'inauguration du nouveau centre communautaire juif et avait prononcé un discours bref mais éloquent sur la nécessité de la tolérance ethnique et religieuse. Par la suite, il avait dîné avec Nathan Charansky, à l'époque dissident et refusnik du régime soviétique et qui dirige maintenant un parti israélien qui représente les Juifs russes nouveaux immigrants.
Le 24 janvier 2001, lors d'une conférence de presse avec M. Katsav, M. Poutine affirma que la Russie était dégoûtée par les attaques terroristes dirigées contre des civils israéliens et ajouta que la souffrance des enfants blessés et tués était "insupportable pour chaque citoyen russe".
Le soutien qu'apporte M. Poutine aux Juifs de Russie et sa condamnation de leur persécution sous le régime soviétique semble sincère. Et les présidents des communautés juives de Russie qui semblent entretenir des liens très étroits avec le Kremlin ont approuvé ses déclarations où il s'est montré prêt à aider à rallumer l'étincelle de la culture juive à Moscou durant cette année où il a exercé le pouvoir.
"Il y a deux ans, en Russie, une bombe a explosé dans une synagogue, il y a trois ans également et il y a six ans une synagogue a brûlé, dit Rav Berel Lazar, directeur de l'Alliance Rabbinique de l'Union des Etats Indépendants. Aujourd'hui, l'atmosphère est différente".
"Le fait de créer une cuisine cachère au Kremlin, dit-il, montre un incroyable respect pour la tradition juive". Rav Lazar, qui a supervisé la création de ce que les Russes appellent une "Koshernaya Kukihniya" dit que les présidents des organisations juives avaient suggéré de commander un dîner cachère chez un traiteur pour M. Katsav. Mais les Russes ont dit: "Non! C'est un événement qui se passe chez le président de Russie et nous tenons à préparer la nourriture comme nous la préparons pour n'importe quel chef d'état!"
Peut-être que les maîtres du Kremlin ne savaient pas exactement dans quelle entreprise ils s'engageaient. Créer une cuisine cachère n'est pas une sinécure...
Pour commencer, la cuisine principale du Kremlin ne faisait pas l'affaire. A part l'interdiction de mélanger le lait et la viande et la limitation des espèces animales permises (ruminants à sabots fendus, poissons avec écailles et nageoires), la nourriture cachère ne doit, de plus, jamais entrer en contact avec la nourriture non-cachère, même en toute petite quantité.
Les chefs russes devaient donc trouver un autre endroit pour cuisiner. Finalement ils optèrent pour une cuisine située dans le Palais des Glaces, l'ancienne demeure du tsar Ivan le Terrible et qui est maintenant la résidence des chefs d'états étrangers. La cuisine au plafond haut, aux murs recouverts de céramique était impeccable, dit Rav Lazar, mais encore fallait-il la cachériser.
Donc dimanche, Rav Lazar et ses aides se rendirent au Palais, fermèrent la porte derrière eux et allumèrent un chalumeau. Ils chauffèrent au rouge le grand four en fer qui avait été choisi pour préparer le repas, enlevant ainsi toutes traces de nourriture non-cachère des repas précédents. L'évier en métal et les plans de travail furent également soit passés au chalumeau soit aspergés plusieurs fois d'eau bouillante.
La vaisselle en argent fut ébouillantée. On acheta de nouvelles casseroles pour remplacer celles qui ne pouvaient être cachérisées. La vaisselle qui a déjà été utilisée ne peut être cachérisée. Alors le Kremlin puisa dans ses réserves et trouva de nouvelles assiettes, de nouveaux verres...
Il fallait également former les chefs du Kremlin à cuire des plats russes traditionnels selon les règles de la cacherout, le labyrinthe des lois diététiques juives. Rav Lazar et ses aides leur donnèrent des cours, puis supervisèrent les achats et la cuisson des aliments.
"L'autre nuit, dit Reb Lazar, ils m'appelèrent à propos du ketchup. Ils n'étaient pas sûrs que c'était cachère. Et ils voulaient savoir quelle huile utiliser pour la friture. Nous leur avons dit de prendre l'huile Mazola. Ils en avaient une bouteille mais sans tampon rabbinique et n'étaient pas sûrs que cela irait. Alors ils sont sortis et en ont acheté une autre bouteille!"
Dimanche, Rav Kogan se rendit à Miasokombinat, un énorme abattoir industriel au sud de Moscou et dans un endroit spécialement aménagé, il égorgea les veaux et les dindes sélectionnés pour ce dîner. Lundi et mardi, les chefs préparèrent le repas.
Et le mardi soir, les deux présidents et leurs invités dînèrent ensemble, levèrent leurs verres de vin cachère et portèrent des toasts à leurs santés respectives.
Si Rav Lazar arrive ainsi à s'imposer, c'est là juste une part du renouveau de la cuisine cachère chez les Juifs de Russie. Un restaurant cachère haut de gamme s'est ouvert sur la Place Rouge.
La Fédération des communautés juives a commencé à commercialiser des produits cachères sous son autorité: chocolat, caviar, vodka, vendus dans les épiceries locales. Un nouveau département a été créé dans cette fédération pour promouvoir la nourriture cachère.
Et Rav Kogan - qui habite à Moscou et qui avait été persécuté par le K.G.B. pour avoir abattu de la viande rituellement, comme son grand-père, pas plus tard que dans les années 80 - expédie maintenant trois tonnes de viande cachère par semaine depuis l'abattoir de Miasokombinat dans toutes les villes de Russie.

Michael Wines - New York Times 24 janvier 2001
traduit par Feiga Lubecki


Un dossier préparé par K. Acher